Du local au global :

Gouverner, déléguer et participer dans l’Europe des Luxembourg (1308-1437)

A l’aube du XIVe siècle, la Maison des Luxembourg s’impose à la tête de l’Empire et du royaume de Bohême, ce qui l’amena à administrer durant plus d’un siècle un ensemble territorial complexe : aux possessions de la maison (Luxembourg, Bohême, Moravie, Silésie, Brandebourg, Lusace, Haut-Palatinat, Hongrie) s’ajoute l’architecture impériale. Après l’accession au trône impérial du comte de Luxembourg Henri VII et l’acquisition de la Bohème par son fils Jean, trois représentants de la dynastie avaient réussi à cumuler les fonctions de comte puis duc du Luxembourg (principe héréditaire), de roi de Bohême (principe héréditaire) et de souverain du Saint-Empire (principe électif) : Charles IV (roi de Bohême de 1346 à 1378, roi des Romaines à partir de 1349, et empereur dès 1355), Venceslas IV (roi de Bohême de 1378 à 1419, roi des Romains à partir de 1376, déposé en 1400) et Sigismond (roi de Bohême de 1419 à 1437, roi des Romains à partir de 1410 et empereur en 1433).
Or, cela impliquait une dispersion des territoires et une variabilité de leurs statuts respectifs qui compliquaient leur administration, a fortiori dans une société médiévale peu intégrée et intégratrice, et dans laquelle la distance représentait un obstacle majeur à l’exercice du pouvoir. Comment les Luxembourg s’accommodèrent-ils de cette situation ? Quels choix stratégiques firent-ils pour gérer au mieux la distorsion entre le local et le global ? Un panel d’attitudes s’offrait en effet à eux, de l’imposition plus ou moins arbitraire de leur loi à la composition avec les élites locales, selon le contexte, la personnalité des souverains et les rapports de force en présence. Ce projet s’interrogera sur la gestion par l’autorité centrale du cumul des niveaux d’intervention et évaluera le degré d’harmonisation entre « penser global » et « agir local » qui caractérisait le réseau territorial des Luxembourg de 1308 à 1437. Pour ce faire, il aura pour objet le souverain d’un côté, la société politique de l’autre et le lien toujours réactivé unissant ces deux pôles. La difficulté, mais aussi l’intérêt, de notre recherche reposera sur la multiplicité des figures souveraines et le cumul des dignités, ainsi que la diversité des communautés politiques correspondant à autant de territoires.

1/ Domination, activité du souverain et identité dynastique

Ce premier volet portera sur le niveau global. Il s’agira de réfléchir à la ligne politique du souverain, de repérer les outils qu’il manipule pour exercer sa domination sur l’espace qui lui est soumis. Nous poserons la question d’une identité et d’une culture dynastiques. L’historiographie traditionnelle oppose nettement les règnes d’Henri et Jean à celui de Charles, et ce dernier à celui de Venceslas IV, etc., et nous interrogerons la pertinence d’une telle différenciation. Il s’agira aussi de différencier son action selon les lieux et les contextes dans lesquels il intervient. Nous nous intéresserons tant aux entreprises intentionnelles de glorification du pouvoir (programme historiographique de Charles IV) qu’à l’activité plus pragmatique et empirique conduite par le souverain. Cet axe insistera sur les prétentions à une certaine transcendance du pouvoir du souverain et les moyens mis à contribution pour ancrer de manière profonde une telle conviction. Il s’agira toutefois de revenir sur les limites de l’idée dynastique et de nous interroger sur son rôle vérotablement structurant.

 

2/ Gérer le local, entre délégation et participation

Ce deuxième axe mettra l’accent sur le niveau local et les diverses stratégies suivies pour gérer un espace étendu. Nous poserons la question de l’identité des acteurs de cette collaboration, qu’elle soit le fruit de son pouvoir délégataire ou bien celui de la participation locale. Les choix des souverains étaient-ils mus par une ligne politique fixée ou bien étaient-il le produit d’une réponse empirique au contexte qui se présentait ? Et dans le cas de la délégation, qui étaient les élus de la coopération ? Des parents choisis pour conférer plus de cohésion à la stratégie dynastique ou bien des administrateurs recrutés sur la base de leurs compétences ? La culture politique médiévale était bien plus participative qu’on ne se le représente : seulement, cette participation est souvent moins perceptible du fait, d’une part, du plus grand fractionnement de la société de l’époque, et d’autre part, de l’étrangeté des pratiques politiques médiévales pour l’homme d’aujourd’hui. Typique de la vie politique médiévale et centrale pour comprendre la genèse et le fonctionnement de l’État, l’idée d’un contrat qui lie le souverain au corps politique pose plus précisément l’articulation entre société, souveraineté et sujétion. Notre recherche touchera aussi aux représentations diverses qui habitent la sphère du politique et à la manipulation des signes qui servent à faire passer un message politique, à légitimer une action ou une décision. Il nous reviendra donc d’identifier ces signes au sein de notre corpus et d’en éprouver la signification et l’efficacité à travers l’étude de cas concrets de leur mise à contribution.

 

3/ Prise de décision et construction du consensus

Nous nous poserons la question de l’autonomie des processus de prise de décision dans la mesure où elle est un indicateur pour mesurer la capacité de négociation collective, de l’intégration dans un ‘corps politique’ et de la différenciation du système politique au sein de la société, différenciation qui en assure la légitimité et le fonctionnement. En effet, le degré de différenciation de ces processus nous permettra de quantifier aussi leur niveau de transparence, autre critère essentiel à notre enquête. À travers un ensemble de sources variées, nous aborderons la question du vote au Moyen Âge. Plus largement, nous nous intéresserons aux signes qui figurent la représentation. Celle-ci a en effet deux significations à l’époque pré-moderne : la présentification d’un sujet absent et la monstration d’une présence. Les signes par lesquels les représentants prétendent incarner un groupe et se présentent comme représentants devant un public sont essentiels à la compréhension de la représentation et leur mise en scène seront au cœur de nos préoccupations. Ces aspects nous amèneront aussi à prendre en compte le public des représentés ainsi que les rapports incessants entre autorité souveraine, représentants et représentés et la communication (rituels, discours) qu’ils élaborèrent. Nous sonderons quels éléments étaient nécessaires à la construction d’un consensus efficace.