Colloque international

organisé par Eloïse Adde et Michel Margue

15-16 décembre 2016
Intitulé Gouverner en territoire étranger, ce premier colloque organisé à l’université du Luxembourg les 15 et 16 décembre 2016 a réuni des intervenants d’institutions et d’origines variées. Il prenait pour point d’ancrage de la réflexion le fait, pour un souverain étranger, d’imposer son pouvoir et donc de gouverner en territoire étranger, c’est-à-dire la confrontation entre un pouvoir d’origine exogène et la société politique sur laquelle il s’exerçait. L’idée était donc de multiplier les angles d’approche sans s’en tenir aux expériences du début, certes fondatrices, de Henri VII et de Jean, mais au contraire de montrer que la situation pouvait se répéter. Néanmoins, si la démarche se veut comparative, l’idée est aussi de repérer les variables et les modulations qui font que chaque nouvel épisode n’en est pas moins toujours unique et irréductible aux autres.
Quoique mieux ancré en Bohême, Charles hérite de la conjoncture de son père tandis que son fils Sigismond doit faire face aux résistances locales quand il essaie d’imposer sa souveraineté en Hongrie. Venceslas IV est malmené en Bohême et même déposé par les grands-électeurs, ce qui rejaillit sur sa position dans son royaume et finit de le disqualifier. Mais l’intérêt de la comparaison était aussi de ne pas nous limiter aux échelons les plus élevés (roi de Bohême, de Hongrie ou des Romains, empereur) mais d’intégrer à notre perspective les niveaux intermédiaires (comte ou duc au Brabant, au Tyrol, au Luxembourg), ou les situations plus floues pour ce qui est des compétences en matière de souveraineté (Jean et Charles en Italie). Le Luxembourg offrant un intéressant renversement de la perspective : terre d’origine de la dynastie, ses membres y sont perçus comme des étrangers après le détour bohémien et y rencontrent les mêmes problèmes que leurs ancêtres arrivés en Bohême ou ailleurs (Élisabeth de Görlitz, Élisabeth de Luxembourg). Même Jean l’Aveugle y est critiqué comme il doit passer beaucoup de temps en Bohême, alors que les Tchèques lui reprochent de privilégier sa terre natale à leur détriment. La question est épineuse et fait intervenir, à côté des données pragmatiques de gestion et d’administration, des variables plus psychologiques comme les attentes, les espoirs, ainsi que le ressenti, le sentiment de trahison, ou, plus simplement, la déception, qui ne devaient pas pour autant correspondre à un préjudice, à un manquement réellement commis. À travers les différents cas de figure abordés, ce colloque se proposait en priorité d’explorer le lien entre le souverain et la société politique, le lien en question redéfinissant en permanence les positions respectives des deux acteurs, redistribuant les rôles au gré de l’évolution sociale, politique intérieure et extérieure, tandis que tout facteur d’affaiblissement ou de consolidation de l’un ou l’autre acteur dans ce vaste réseau de rapports avait aussi un impact immédiat sur le lien. L’élément clé de la problématique est donc l’avènement d’un souverain étranger, son entreprise de légitimation pour justifier son droit à régner et à gouverner. Capter l’héritage du pays cible et s’insérer dans les traditions locales est partout un élément essentiel des stratégies développées. Le rôle des femmes dans la transmission du pouvoir constitue ainsi un fil rouge de ce colloque. Lorsqu’ils négocient avec Henri VII, les seigneurs tchèques conditionnent l’élection de Jean de Luxembourg à son mariage avec l’héritière přemyslide Élisabeth. Charles IV profite de l’union entre Marguerite au Tyrol et son neveu Henri-Venceslas pour étendre son hégémonie sur la région ; Wenceslas tire de son mariage avec Jeanne son autorité sur le Brabant ; sans descendance masculine, Sigismond marie sa fille Élisabeth avec Albert de Habsbourg qui est ainsi appelé à lui succéder en Bohême, en Hongrie et dans l’Empire. Les liens du sang sont essentiels et l’instrumentalisation du capital généalogique occupe partant une place de choix dans les stratégies de légitimation, dans lesquelles Charles IV excelle. Plus largement, c’est un véritable programme de propagande qu’il développe, axé sur l’instrumentalisation du passé et de l’histoire. Communiquer au public ses visées et les imposer comme les plus adéquates pour le bien de tous est devenu un enjeu qui n’est pas la seule affaire du souverain. C’est ainsi un énorme travail de sape à l’efficacité incontestable qui est développé par l’opposition à Venceslas IV pour le discréditer aussi bien comme roi des Romains que comme roi de Bohême.

Les exposés et discussions ont tous insisté sur le temps d’expérimentation, de mise en suspens, mais aussi de refonte et de mise à l’épreuve, que représentaient les cas étudiés. Partout se signent des contrats ou statuts engageant le souverain et les représentants de la société politique censés fixer les rapports et garantir les libertés locales : Diplômes inauguraux où Jean s’engage à collaborer avec les seigneurs et à ne pas prendre d’étrangers dans son conseil et dans son administration en Bohême, Statuts entre les cités italiennes et Jean, la Joyeuse entrée qui lie les villes de Brabant et Wenceslas, engagements liant les seigneurs du Tyrol à Jean-Henri, etc. Autant d’engagements qui reflètent non seulement le lien entre le prince et la société politique, mais aussi les rapports de force au sein de la société elle-même. Résultant de l’arrivée d’un souverain étranger, à la position fragilisée, ces contrats révèlent que ces moments représentent partout une aubaine pour les élites locales (la noblesse de Bohême et du Tyrol, les villes du Brabant, d’Italie) dans leur effort pour la captation du pouvoir. Temps de recomposition, ces périodes de flottement les amènent à une prise de conscience de leur existence comme groupe, avec une identité, une mission et des aspirations propres. Cela est particulièrement net en Bohême où la noblesse s’approprie la littérature en langue vernaculaire naissante pour en faire le vecteur de son idéologie. Parallèlement, conformément à la conception métonymique médiévale de la représentation qui ne repose pas sur la détention d’un mandat électif mais sur la conviction que la partie représente le tout (repraesentatio identatis), les groupes dominants profitent également de l’origine étrangère des souverains pour faire de leur « autochtonité » la preuve irréfutable de leur légitimité comme partenaire privilégié du souverain dans l’exercice du pouvoir et comme le garant contre les abus potentiels de ce dernier. Partout ces crises s’accompagnent de sursauts identitaires qui participent de l’affirmation des différentes nations (et donc États en construction) et qui entraînent une définition de l’étranger et d’un discours agressif à son encontre. Les différents statuts et contrats signés avec le souverain demandent l’évincement des étrangers. Mais c’est alors une définition morale et affective de l’étranger qui se devine. Bien que membre de la dynastie des Luxembourg, Élisabeth de Görlitz est perçue comme une étrangère parce qu’elle a grandi à la cour de Bohême. Avant d’être celui qui vient d’ailleurs, l’étranger est un traître qui a abandonné les siens et est donc plus enclin que quiconque à trahir ceux qu’il côtoie. Cela explique aussi ce rapport ambigu à l’étranger, rejeté des conseils et des offices sur le papier et dans les discours, mais omniprésent dans les rouages administratifs dans la réalité. Lors de son expédition italienne, Henri VII se lance dans une véritable stratégie d’acculturation et s’entoure de nombreux Italiens afin d’anticiper au mieux et de trouver à chaque nouveau problème la réponse adéquate dans ce milieu qui n’est pas le sien. Partout le souverain doit trouver un équilibre entre le recours aux élites locales indispensables pour « bien » gouverner (expertise locale) mais aussi pour remporter l’adhésion (reconnaissance) et la nécessité de placer ses collaborateurs amenés de l’étranger (confiance/clientélisme). Jean fait appel aux services de Pierre d’Aspelt en Bohême, mais s’entoure aussi de nombreux « Rhénans » quand il est vicaire impérial pendant que son père est en Italie ; Sigismond emmène de nombreux Bohémiens en Hongrie, etc. Parfois, l’administration traditionnelle se double d’une administration parallèle qui la court-circuite ou la remplace, la rendant caduque.

Ces expériences ont toutes une influence sur les rouages de l’État. Aux tensions entre les efforts répétés de la part du souverain d’imposer son autorité et les réactions/stratégies locales pour tirer profit de ce temps de crise, s’ajoute la concurrence entre les différents groupes dominants composant la société politique. Il y a donc plusieurs niveaux de concurrence qui influent sur les structures et l’exercice du pouvoir. Selon les espaces concernés, la noblesse (Tyrol, Bohême, Luxembourg, Hongrie) ou les villes (Brabant) tirent leur épingle du jeu. En Bohême, la toute-puissance de la noblesse met un frein au développement de la monarchie d’états au profit d’un partage moins formel du pouvoir (« dualisme », perçu de manière abusive comme un retard dans l’histoire politique de la Bohême) tandis qu’au Brabant, les villes confirment leur rôle primordial. La nécessité de se positionner est à l’origine d’un mouvement de définition des acteurs, des groupes, mais aussi des missions et des privilèges, des droits et des devoirs. Sous nos yeux, des institutions se fixent, des fonctions se rationnalisent. Les discours inhérents à ce développement s’étoffent de motifs qui finissent par devenir des « incontournables » de l’argumentation politique. Partout, on se réfère systématiquement à des privilèges et droits locaux que l’on met à l’honneur en tant de crise mais dont l’affirmation réitérée montre aussi qu’ils étaient immédiatement oubliés une fois la crise surmontée. Il en va de même de l’évincement des étrangers qui fonctionne bien plutôt comme un motif rhétorique, un grief devenu un classique parmi les requêtes adressées au prince, sans entraîner l’épuration soi-disant voulue. Ces termes semblent avoir davantage fonctionné comme des slogans de ralliements visant à distinguer les différents camps que comme des éléments d’une argumentation construite. Une langue de bois se façonne qui trahit peut-être une certaine inefficacité (les privilèges et coutumes sont vite oubliés) mais reflète surtout l’affirmation d’une conscience de groupe, sert à défendre une position, soutient des revendications. Dès lors, réflexion et pratique politiques en sortent enrichies en retour : à force d’être convoqués et reconvoqués, ces motifs (le Bien commun, les coutumes, les étrangers), quoique galvaudés et vidés de leur sens, finissent par tracer une ligne de démarcation entre les diverses positions, contribuant à structurer un espace public en gestation, terrain privilégié de l’apprentissage du politique.